Alice Schwarzer - Et le travail ménager? Est-ce que les femmes devraient refuser de faire davantage que l'homme à la cuisine et dans l'éducation des enfants?
Simone de Beauvoir - Oui. Mais cela ne suffit pas. Dans l'avenir, on devrait trouver d'autres façons d'accomplir les tâches ménagères. Qu'elles ne soient pas faites seulement par les femmes, mais par tout le monde, et surtout qu'elles ne soient plus faites dans l'isolement.
Je ne pense pas à des services spéciaux comme ils ont existé à un certain moment en U.R.S.S. Cela me semble dangereux, parce que le résultat est une division du travail encore plus poussée, on a des gens qui balaient toute leur vie ou repassent toute leur vie. Ce n'est pas une solution.
Ce que je trouve très bien, est ce qui semble exister dans certains endroits en Chine : tout le monde - hommes, femmes, même les gosses - se groupe un certain jour pour faire du travail ménager une activité publique qui peut devenir gaie. Par exemple, tout le monde se met à faire ensemble la lessive. Ou le nettoyage. Ou je ne sais quoi.
Il n'y a pas de tâche qui soit humiliante. Toutes les tâches se valent. Mais c'est l'ensemble du travail dans lequel telle tâche est enserrée, ce sont les conditions qui sont humiliantes. Laver les carreaux, pourquoi pas? Cela a autant de valeur que taper à la machine! Mais c'est la manière dont une femme se trouve cantonnée dans le lavage des carreaux qui est avilissante.
La solitude, l'ennui, la non-productivité, la non-intérgration à la collectivité : c'est ça qui est mauvais. Et cette division entre le travail du dehors et celui du dedans... Tout devrait être un travail dehors, dans un sens!
A.S - On parle dans certains partis, comme dans certains courants du mouvement des femmes, d'un éventuel salaire pour les femmes au foyer.
S.B - Je suis tout à fait contre, évidemment. Peut-être, dans l'immédiat, des femmes qui demeurent à la maison et qui n'ont pas d'autres possibilités seraient bien contentes de percevoir en salaire. On le comprend. Mais, à long terme, cela encouragerait les femmes à croire qu'être ménagère, c'est un métier, c'est une manière acceptable de vivire. Or, c'est justement cela, cette condamnation à vie au ghetto du ménage, cette division entre travail masculin et travail féminin, travail au-dehors et travail au-dedans que les femmes doivent rejeter si elles veulent devenir des êtres humains à part entière. Donc je suis contre le salaire pour les femmes au foyer.
A.S. - L'argumentation de certaines femmes est qu'en demandant un salaire, on pourrait créer le sentiment que le travail ménager a aussi une valeur.
S.B.- D'accord. Mais à mon avis, ce n'est pas le bon moyen. Pour y parvenir, il faut changer les conditions du travail ménager. Sinon cette valeur restera liée à l'enfermement de la femme qu'à mon avis on doit refuser. Il faut faire partager ce travail par les hommes et l'accomplir au grand jour. L'intégrer à des communautés, à des collectivités où tout le monde travaille ensemble. C'est ainsi que cela se passe dans certains peuples primitifs, d'ailleurs, où la famille n'est pas synonyme d'enfermement. Il faut faire éclater le ghetto familial.
p.78 "Le Deuxième Sexe trente ans après" <Simone de Beauvoir aujourd'hui>